Palladio : Teatro Olimpico, Vicenza. Photo : T. Guinhut.
Muses Academy
Roman
La Mouette de Minerve,
septembre 2023.
II
L'ouverture des portes.
Le deux juin au soir, j’entrai dans Muses Academy. Les neurones à peine sortis d’une gluante confiture de passé mort, je n’avais plus rien à perdre. Je n’allais plus me confire l‘âme grâce à l’amour, du moins de celle que mes hormones et mes fantasmes avaient aimée, une ravissante dépressive qui avait fini par s’étrangler avec un foulard Hermès en se jetant du haut d’un plongeoir interdit. Ce qui m’avait fourni la matière de la nouvelle grotesque et piteusement adolescente que j’avais dû joindre à mon dossier de candidature. J’allais enfin me réaliser, du moins l’espérais-je, par le récit et l’analyse de notre temps. Car je suis un Historien ; et jusque-là le seul à le savoir, hors mes indulgents maîtres de thèse. Je tiens mes livres de compte, ceux de l’humanité, des hommes et des femmes, de leurs recettes et de leurs dépenses, de leurs crédits et de leurs dettes morales. J’avais été engagé divinisé dans Muses Academy pour délit de gueule canon, non sans fatuité. Mais aussi au moyen de mes travaux universitaires qui allaient d’Edward Gibbon à François Furet, posant la question du déclin de l’Histoire. Et surtout, je suppose, grâce à l’indispensable test ADN, de façon à départager ma condition humaine et ma dimension peut-être divine, ce qui devient la source générique de ma nouvelle corne d’abondance : après les fictions érotiques du jeune frimeur, l’histoire vraie de la Muse engagée. Avec un tel paquet de sottises, j’allais immanquablement subir les sarcasmes des télévoyeurs, sans que j’en sache rien ; mais baste ! Certainement mes huit consœurs avaient également été soumises, outre leurs réalisations concernant leurs arts respectifs, à ce même test biologique, sans compter des considérations qui m’étaient inaccessibles…
-Ciao bambino ! me cria Montaloti, notre vénéré producteur de Muses Academy, dont le visage anguleux, acéré, était tempéré par un perpétuel sourire.
Sous un coucher de soleil avorté, les caméras tournaient comme des aspirateurs à traîneau pour équipements collectifs. Je quittai mon air de petit con boudeur pour un instant de sourire radieux -dents blanches, mèches folles, yeux verts- adressé à la plus mobile d’entre elles. Démarche, mimiques, gestes et expressions qui tous avaient été préparés. Quoique je ne sache rien des autres concurrents. J’aurai tout le temps d’être spontané une fois la passerelle métallique démontée. La seule chose qui était vraie, c’était que je n’avais pas le moindre embryon d’avorton d’idée de qui étaient les huit autres élus coincés sur cette île artificielle abandonnée de Dieu et surfliquée par les hommes.
C’était un lac assez froid. Avec des vaguelettes virgulées de vent vinaigré. Vu la saison, je m’étais imaginé le ciel pastel, l’eau bleue, les vertes pelouses des versants, le sable blond des rives. Sans compter la tiédeur des plongeoirs, les maillots de bains aussitôt secs sur des peaux au goût de gâteaux sortis du four de l’amour… Au lieu de ça, ça caille moche, sous des parois grises tombant net sur trois côtés dans le métal instable du lac, et à peine un illisible fouillis de montagnes, balayé de brumes dégueues vers ce qui devait être le nord.
-Hello friend ! m’encouragea d’un sourire Angelina…
L’attachée de presse paraissait ne pas avoir froid sous sa jupette miniature, son bustier rose palpitant aux ailes du soutien-gorge lors de la moindre respiration lacustre. Son évidente séduction ne masquait pas un instant l’acide détermination de son regard partout jeté et à soi gardé. Evidemment ses seins, ses lèvres, ses boucles de poupée intéressaient plus les caméras que ma déception pourtant soigneusement enregistrée sur un faciès que je sentais crispé, autant par le vent que par l’aspect de l’île qui allait être bientôt détachée de la rive, remorquée et ancré au milieu de ce trop vaste lac: un camp de tubulures et de verrières où la concentration des caméras au mètre carré, au sommet de pylônes, aux coins de miradors en balcons, sous l’eau peut-être au cas où un concurrent jouerait à la sirène, dépassait toute intelligence. Vous qui entrez, laissez toute intimité et chevillez vous à l’espérance.
Fini les clowneries. Je savais qu’une fois franchi la passerelle et ce portail de fer, j’allais devoir affronter la vraie vie. Vingt-cinq heures sur vingt-quatre sous les caméras, sans compter une première matinée et après-midi de solitude. Faire de mon étroite cabine un espace qui soit moi, avec mon corps et le contenu de mon vaste sac marin, puis commencer cet autoportrait et surtout le compte rendu exact des neuf jours de Muses Academy. Toutes choses précisées par contrat. Avant de pouvoir rencontrer mes huit codétenus. Trois garçons et cinq filles inconnues. De laquelle, ou duquel qui sait, pourrais-je devenir amoureux ? Ne tiendrai-je qu’une journée, chaussette fade virée par les votes du public ? Ou ferai-je l’amour, au neuvième jour, avec la plus grande artiste ?
Je voyais très nettement au bout du couloir de fer et au-dessus du sinistre clapotis, la placette aux neuf portes grillagées. Une seule allait pour moi s’ouvrir, allumant mon nom sur l’écran plat de sa vidéo. Le cœur battant, j’allai respectueusement frôler chacune des portes comme autant d’écrans tactiles pour neuf vies encloses. Demain, j’aurai droit au mystère des vies et des noms de neuf Muses probablement moins classiques que déjantées : « L’Eloquente », « Le Cinéaste », « La Danseuse », « Le Tragédien », « La Peintresse », « La Musicienne », « L’Architecte », « La Jeuvidéaste », « L’Historien ». La dernière porte était la mienne.
Encore un long couloir. Tournant. Une porte enfin. Plus blanche que la neige d’un écran. Etait-ce un lieu sans caméra ? Non, naïf… Parmi ces bulbes lumineux, il y en avait certainement une bonne douzaine qui ne se contentait pas de m’éclairer. D’ailleurs cette porte me sentait puisqu’elle s’ouvrit avant même que je l’ai touchée.
C’est donc ma chambre ! Une absence de décor assez zen. Une étagère de bois suédois supportant les œuvres de Plutarque et de divers historiens grecs, latins, jusqu’aux contemporains. Sans compter un exemplaire froissé (où ont-ils déniché ça, les inquisiteurs !) de ma thèse : Esquisse pour une Histoire de l’économie mondiale (Presses Universitaires de Lyon-Sorbonne, XXI° siècle) dans laquelle je comparais les mérites du capitalisme libéral avec le capitalisme non libéral et les économies dirigées, socialistes ou communistes. Un lit deux places (les salauds !) désert au carré. Un ordinateur portable fermé sur une table nue. A droite une salle de bain, vaste et claire, et un placard cuisine de poupée avec frigo garni et four micro-ondes. A gauche, la porte vierge qui allait rester fermée jusqu’à demain après-midi. Seule ouverture : une fenêtre sur gris absolu du lac. Mes draps sont bleutés, comme je l’avais demandé.
Qui sont les huit autres ? Comme moi, dans leur chambre vide, se regardent-ils dans la banquise de leur miroir, probable caméra sans tain… Assis, j’ai le choix entre cette vitre lacustre et l’écran ouvert de l’ordinateur aux fichiers encore vacants. En quelques minutes, je télécharge sur Internet une fille semi-nue depuis www.hotjapanesebeauty.com, qui, royale et sereine, trône maintenant en fond d’écran, histoire de pousser à ébullition les ragots. Dois-je feindre d’écrire ? Moi, l’Historien, l’adocrivain, dois-je penser, bien sûr, que tout mot joué sur le clavier soit lu par les télévoyeurs ? Ecrire en se sachant décrypté à la moindre touche caressée et meurtrie, jusqu’au moindre mot supprimé, jusqu’à la moindre faute de frappe aussi psychanalysable que le moins pervers des actes manqués. A moins que ce miroir puisse me permettre dès maintenant ou demain de voir dans chacune des huit chambres sûrement adjacentes, comme je me vois moi-même ? Ou l’un des programmes de mon ordinateur ? Non, il faudra attendre demain pour que les icônes des chambres des neuf Muses soient activées. Qu’attend donc ce bulbe collé au plafond comme une acné ? M’éclairer ? Me radiographier ? Espère-t--il que, convulsé sur mon lit, je me masturbe en gémissant un prénom fantasmé ? Celui d’Angelina, par exemple, si décorative et intérieurement calculatrice, inconnue en fait, et absolument hors-jeu puisqu’elle n’est destinée qu’à commenter hors île en compagnie de Montaloti nos mises en scène… En fait, je suis ici vide de fantasme comme la virginité d’une ramette de papier blanc. Aux comparses de la Muses Academy de la souiller ou de l’enluminer avec leurs autoportraits et histoires narcissiques : collection d’arts et d’égoïsmes, sauf celui du voyeurisme baveux de l’Académy des spectateurs téléphages et nouveaux anthropophages.Quelles amours et haines vont-elles naître, vivre, se combattre et mourir ? La sanction de l’humiliation ou de la gloire les attend-elles ? Et votre serviteur au milieu du maelström…
Chaque journée réglée comme dans une prison panoptique. Matinée dans sa chambre fermée, travail dans les disciplines respectives. Hors les heures de repas libres dans la cuisine collective, promenades si l’on veut sur les galeries. Après-midi de travail encore, et l’on a intérêt à produire ! Puis à 17 heures, un récit où chacun dit son moi, son monde et où son art est servi… Quant à la soirée, elle est destinée aux échanges inter-Muses. Où tout est permis, sous l’œil bienveillant et gourmand de nos caméras plus disséminées sur l’île que les boutons d’allergies sur un corps. Je ne suis même pas sûr que nos salles de bains échappent à leur sollicitude…
On m’avait prévenu. Montaloti, le premier. Quelques heures, minutes, secondes, et je risque de tournebouler dingue dans cette pièce, observé comme une bactérie sans défense immunitaire sous le balayage continu d’un microscomopolitique. Je n’ai plus qu’à me coucher sur le blanc du miroir, dans le drap mortuaire de l’îlienne autobiographie policière, comme les bras ouverts de ce lit au sommeil trouble, me coucher sur la page ouverte et polardienne de Muses Academy…
Forum, Roma. Photo : T. Guinhut.
Il était une fois 17 heures. Cela fait dix heures que je lis Adam Smith et Rousseau en prenant des notes aussi posées et furieuses que mon attente en vue de produire un essai ainsi intitulé : « Libéralisme et libertés : un moteur de l’Histoire ? ». Ce en alternant avec la composition de ce récit risqué dont l’enjeu n’est rien moins que l’oubli ou la reconnaissance, au moins par le Jeu. Enfin vient le moment orage et zen du thé aux épices. Dix-sept heures moins quelques secondes. Le cœur me bat comme un collégien devant son premier amour à petite culotte blonde. J’ai la paume droite et moite sur le corps de la porte pour entendre battre son ouverture : un fin déclic, ni musical, ni cérémoniel, décevant. Et elle s’ouvre, comme promis. Ce n’était donc pas un conte…
Un couloir semblable à celui que j’ai pris hier en entrant, désespérément anonyme et blanc, sans l’ombre d’une autre Muse promise. Je marche, comme sur l’eau un cygne qui n’en est pas à son dernier chant. Ce couloir serpente sans que je puisse discerner un horizon dans l’ombre de plus en plus gluante, tragique… Chers lecteurs, auditeurs et voyeurs, il y a comme un faisceau de lumière creuse et grise qui m’amène dans un fauteuil de soie Louis XV : un truc clinquant, pourri de dorures fausses, tapissé de grotesques violemment colorés comme un grand foulard Hermès. Sur la moulure supérieure et gonflée, une plaque de vermeil gravée à mon nom de Muse : Clios. Je m’y plonge, dans une sorte de pénombre qui peu à peu (quel talent les éclairagistes !) bruit de présences furtives et soyeuses. Je suppose que ce sont les fonds de culottes et de jupes de mes coreligionnaires et codétenus… Soudain, dans un silence large comme un tombeau gothique pour neuf ombres, tonnent les roulements de timbales et les premières mesures aux trompettes du TE DEUM H 146 de Marc-Antoine Charpentier (France Louis-quatorzième, 1643-1704) autrefois indicatif télévisuel bien connu de l’Eurovision, qui nous assourdit les fonds de tympans mal décrassés… La lumière lave enfin ses neuf projecteurs, pour dévoiler, à vous chers voyeurs, et les unes aux autres, nos neuf Muses, assises comme moi dans ces affreux fauteuils en demi-cercle, dans un salon au décor aussi discret qu’un bordel de luxe pour jeunes religieuses du désert. Ah, ils ont fait fort les décorateurs maison ! Tapis de haute laine pourpre dessinant à nos pieds les créatures du zodiaque parmi la voie lactée, plafond grandiose peint comme chez Louis Versailles par un adepte de la post-figuration libre qui aurait copié en ébriété l’assemblée des Dieux en un Olympe somptueux sur un redoutable catalogue des Musées Nationaux. Caméras bien sûr invisibles, parmi bougeoirs, flambeaux et lustres, dressoir aux verres et carafes de cristal, seaux à champagne, brut impérial Moet et Chandon rosé qui mousse dans les flûtes à nos dix-huit pieds.
Je sais que je suis numéro un (mais très provisoirement hélas) et huit Muses me regardent toutes avec des regards d’ennemis au curare ou de complices matois à crever, depuis mes chaussures de tennis explosées bas de gamme, jusqu’à la racine de mes cheveux empétardisés, en passant par mon jean javelisé et ma chemise bleu gendarmerie nationale, col largement ouvert sur un torse imberbe… Je me racle la gorge en sourdine, et je chante, peut-être croit-on tout play-back dehors, mais de ma véritable voix de tête, nanti du don sacré, la bouche pleine du miel des Dieux, comme un haute-contre rock, le tube bien connu de la Théogonie d’Hésiode :
« Filles d’harmonie ou de Terre et de Ciel
Nées des neuf nuits où Zeus s’unit à Mnémosyne
Qui enfanta l’Oubli des maux et les Trêves des Soucis »
Illico, quoique je ne sache pas si voilà le commencement des maux et des soucis, je dois me présenter. Haut et clair comme la trompette guerrière que j’emploie à célébrer les hauts faits (et qui m’encombre les mains, avec ce gros livre relié encore à peu près vide sur mes genoux dans lequel est et sera consigné tout ce qui doit passer à la postérité): -Clios, l’Historien.
La seconde Muse, commençant pieds nus et cambrés et finissant par un chignon sur un corps filiforme de flamand rose en tutu, les seins en pépins de raisin, tient négligemment à la main une paire de ballerines aux rubans bleu pastel. Elle hésite un instant lorsqu’il s’agit de susurrer d’une bouche exagérément fine, dessinée au ciseau et peu voluptueuse, d’une voix de pépiement d’oiseau fatigué, sous un petit nez mutin, parfait, et des yeux bleus ensommeillés, ses noms et qualités : -Therpsichore, que le chœur réjouit, la Danseuse.
La troisième Muse, en santiag noir et argent, pantalon à franges de cuir façon cow-boy de série B, veste de veau pie à l’avenant, nez un tantinet batracien, est visiblement homosexuelle, ou plutôt fétichiste de je ne sais quoi, l’œil gris mobile comme une mobylette folle dans une banlieue multiethnique, maigre comme un coup de fouet, les cheveux châtain grisé tenus par une queue de cheval de frimeur, un masque rieur et blanc sur les genoux, un tas de DVD clinquants de théâtre, de cinoche et de séries tévé à ses pieds, ouvre sa belle gueule d’ironie: -Thalios, l’abondant, Cinéaste et Comédien.
La quatrième Muse porte une belle trentaine épanouie au-dessus d’une gorge blanche et moulée de noir à faire s’essouffler les anges d’Eole. Elle semble tenir entre ses tempes et entre ses chairs les rênes et les appâts d’une sensualité réservée. Au pied des volutes nombreuses de sa robe de soirée, s’élève un triple concerto de partitions ouvertes. Un archet de violoncelliste menaçant de tomber de ses doigts potelés, chevelure brune abondamment rejetée sur une épaule, yeux noirs comme les pépites de la nuit, demi sourire sûr d’elle, une pointe de langue gourmande passe furtive entre deux lèvres Estée Lauder prune, deux canines ivoirines comme un bijou, avant de parler chantant comme on râpe l’âme avec une Suite de Bach ou de Britten: -Euterpia, la bien plaisante, Musicienne et Chanteuse lyrique.
La cinquième Muse a les cheveux courts, poivre et sel, des bottes gothiques vernies noires à lacets aux nœuds nombreux, un smoking de ville, avec polo anthracite à col roulé fin, des rides d’expression marquées autour des yeux noirs comme la violence et des commissures aigres comme le cancer, la ride du lion entre les sourcils arqués, une barbe de trois jours entretenue, un air noblement austère de Méphistophélès des grandes nuits. Sa peau est également noire. Qu’on ne s’y trompe pas, il pue le flic converti au FBI méthodiste à plein naseaux. Plutôt qu’un holster chargé, il tient dans sa main gauche un poignard ensanglanté et contre sa hanche un énorme masque d’Hercule en stuc, les yeux révulsés, la bouche démesurément ouverte vers le bas et évidée, comme un entonnoir, ou une caverne. Et l’on dirait que c’est de cette bouche que résonne sa voix de basse profonde : -Melpomos, le Tragédien.
La sixième Muse joue de vivacité piquante avec ses yeux asiatiquement fendus en quarts de lune. Robe fourreau rouge. Corps petitement moulé à faire vibrer un sourd. Tresses de roses en bouton et épanouies dans les cheveux dressés à la punk. Nez légèrement retroussé, mascara violet et bouche cerise sous une voilette noire. Elle tient d’une main une palette aux touches de couleurs luisantes et variées, et de l’autre un pinceau démesuré terminé par un sensuel bouquet de poils d’écureuil. Sa langue couleur de clitoris s’élance : - Erato, la Peintresse et Sculptrice Erotique.
La septième Muse sent la chieuse de haut-vol. Elle tient par la pointe et sans l’apparence du moindre effort un lourd glaive. Une balance est saccagée sous ses pieds, un code pénal multilingue gros comme un camion à ordures se déverse contre son accoudoir menacé ; elle soupèse de l’autre main manucurée à l’impeccable son menton d’une sécheresse rédhibitoire. Mince et souple, elle porte la toge d’hermine de la magistrature et son pâle visage farouche aux abondantes boucles brunes tortillées emprunte néanmoins la difficile séduction de l’irrévocable. Elle parle d’une voix rauque de grande fumeuse : -Polymnie aux cent hymnes, la Juge éloquente.
La huitième Muse a une magnifique tronche de faux cul. Il est fringué comme l’as de pique, avec un blouson de motard en cuir noir rembourré, un bas de jogging pyjama, les joues verdâtres du mec qui carbure au whisky et qui ne dort pas parce qu’il crée. Il a un regard vert à clouer les poulettes au pilori du désir. Car sa gueule émaciée paraît plus inspirée qu’un Christ en croix. Il tient un globe terrestre dans le creux de sa main pendant que l’autre pointe une baguette de coudrier vers les figures astrologiques du tapis encombré à ses pieds de compas, mètres ruban et autre fils à plomb. Il récite d’une de ces voix ennuyées, quoique insinuantes, qui regrettent le silence : -Uranos, le Céleste : Astronome, Architecte et Installateur.
Enfin, la neuvième Muse, métisse caraïbe chocolat au lait, est absolument époustouflante. Une robe mouvante moire sur son corps de gazelle dangereusement intelligente tous les oiseaux babillards de la création. Une couronne d’or Cartier ceint son front aussi libre qu’un grand écran. Elle tient un ordinateur portable avec webcam sur ses genoux dont elle paraît capable, au vu de la vélocité et de la finesse de ses doigts, de tirer les plus beaux visuels d’un space opéra. Quant à sa main gauche, elle serre sans effort un éclair laser qu’on dirait emprunté à Zeus son père ou à La Guerredes étoiles. D’une voix flûtée qui paraît s’excuser d’une telle perfection enjouée, elle annonce : -Calliope, la poète épique, la Jeu-vidéaste.
-Cinq femmes et quatre hommes donc, concluai-je alors, tranquilles et muets pour un moment sur leurs fauteuils de soie ornée qui s’observent en chats et tigres de faïence… Neuf Muses aux pouvoirs créatifs hors du commun qui vont se dissimuler, se déchaîner, en racontant chacune leur histoire, une par jour, en nouant et brisant des intrigues policières, délictueuses et criminelles afin de l’emporter. Et ce soir, c’est à toi, Uranos, ma sœur, d’inaugurer cette exhibition auto-narrative que vous attendez toutes et tous…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.