traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Julie Sibony,
Sonatine, 480 p, 22 €.
Shane Stevens : Au-delà du mal,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clément Baude,
Sonatine, 768 p, 23 €.
Thomas de Quincey imaginait en 1854 que l'assassinat pouvait être mis au rang des beaux-arts. Depuis lors le roman policier a pu penser à ne pas épargner le crime aux artistes. Ainsi Robert Pobi n’hésite pas un instant à mêler ses personnages de peintres aux fureurs de la guerre, du meurtre et de L’Invisible. Quant aux Visages de Jesse Kellerman, ils adorent entrelacer l'art et le meurtre. Et si, Au-delà du mal, Shane Stevens n'a pas de personnage qui soit un artiste, son « meurtrier total » en tient en quelque sorte lieu.
La collusion du peintre et du meurtre vient apporter une touche de frisson à l’image de l’artiste, à l’instar d’un Gesualdo, compositeur et assassin, ou d’un Caravage criminel, dans le roman de l’Américain Robert Pobi : L’Invisible. Or le problème majeur du roman policier est d’attirer l’attention auprès d’un lectorat abreuvé de crimes et de meurtres, tous plus affriolants, effrayants, ou sur la personnalité d’exception et tourmentée de l’enquêteur, sans compter la perversion de l’assassin. Jusqu’où aller dans cette surenchère ? L’argument du meurtrier en série commence à être usé jusqu’à la corde… Robert Pobi est bien conscient de ces exigences. Comment faire plus et mieux ? Et bien en imaginant que son détective du FBI est un ex drogué, monstre froid de l’intellect et de la visualisation intérieure parfaite des scènes de crime, chargé de femme et d’enfant, nanti d’une sexualité extrême. Tout cela face à l’arrivée imminente d’un cyclone apocalyptique sur la côte ouest américaine. Et surtout d’un sadique qui écorche vives les femmes et les enfants… Jusque-là, ce polar psychiatrique ne saurait être digne de véritable attention.
Sauf que l’art relève puissamment le niveau littéraire. Notre enquêteur est tout entier tatoué des vers du douzième chant de L’Enfer de Dante (où sont les violents contre leurs prochains) sans qu’il sache d’où vient cette gageure. Le peintre débute « chaque tableau par une illustration techniquement époustouflante qu’il recouvrait ensuite adroitement, d’aucuns diraient criminellement, de couches successives de pigment jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un petit détail de l’œuvre originale photoréaliste ». Dans « la chapelle Sixtine » de son atelier, Il peint des « hommes de sang », y compris avec son propre sang et « ses os calcinés », en une « tragédie allégorique majestueuse ».
Le rythme s’accélère avec une efficacité redoutable lorsque le père de l’enquêteur du FBI, qui n’est rien d’autre que ce peintre sanglant, peut être soupçonné du meurtre de d’une mère et son enfant retrouvés écorchés vifs, d’autant que la mère de notre détective fut retrouvée dans le même état des années plus tôt.
Il faudra, d’une manière ingénieuse, en faisait appel à une enfant autiste, reconstituer le puzzle de l’œuvre picturale entière, parmi 5000 toiles, pour retrouver le visage de l’assassin… Ainsi, « l’invisible » devient visible, grâce à la peinture qui, tel un acteur foisonnant, vient brillamment au secours du talent du romancier policier. Ainsi, l’art de Robert Pobi est à la fois figuration et solution des zones infernales de l’humain. Un dénouement presque inédit, que nous ne révélerons pas, vient couronner dans l’horreur le récit, finalement plus psychiatrique que policier. Dans lequel l'image de l'artiste se révèle digne de figurer parmi l'un des cercles de l'Enfer...
Banal thriller ou œuvre d’art ? L’inflation des romans policiers à intrigue étirée usant du poncif du sérial killer est telle que l’on pourrait à bon droit directement poubeller ce fort roman bien professionnel, d’ailleurs élu « meilleur thriller de l’année par le New York Times ». Nous ne voudrions pourtant pas nous laisser inféoder par des clichés antiaméricains en rejetant a priori ce bon produit de l’industrie de l’écriture et de l’édition, industrie fort respectable qui a le mérite insigne de faire lire une population guère attaché aux questions d’esthétique, de stylistique et de morale littéraire. Ici la morale est digne de celle encore une fois respectable de la série Les Experts où la science et la sagacité incorruptible de la police traque le criminel et permet à la justice d’asseoir un équilibre minimal sur le monde.
Dans ces Visages, là encore le combat titanesque et pourtant humain, anthropologique et éternel du Bien contre le Mal se pare d’une intrigue passablement palpitante, de personnages assez bien calibrés et psychologiquement touffus, avec ce qu’il faut de complexité pour être crédibles. Alors, me direz-vous, pourquoi s’intéresser à un produit apparemment interchangeable ? Parce que l’art est au cœur de l’action, induisant une problématique fascinante.
Certes, on peut noter qu’introduisant ses personnages et ses crimes dans le milieu des galeristes d’art contemporains new-yorkais, Daniel Kellerman offre avec assez de pertinence une dimension documentaire, sociologique et d’histoire de l’art. Mieux que cela pourtant, c’est l’œuvre d’art au cœur du déclenchement criminel qui fait le prix de ce roman aux qualités narratives et de style parfois très inégales.
Ethan Muller, galeriste de renom, découvre des milliers de dessins dans un appartement déserté et impayé. Il rafle le pactole en exposant l’obsessionnel travail de Victor Crack. Chaque dessin se raboute à d’autres, formant une pieuvre graphique infinie. Au centre du premier panneau qui les rassemble, une « étoile à cinq branches » attire l’œil. « Autour d’elle dansait une ronde d’enfants ailés au visages béats qui contrastaient vivement avec le reste du décor, grouillant d’agitation et de carnage ». Deux personnalités artistiques semblent s’interpénétrer : « celui qui dessine des petits chiens, des gâteaux à la crèmes et des rondes féeriques, et celui qui dessine des décapitations, des tortures ». Tout cela au point que l’œuvre d’art fictive devienne plus intéressante que le roman lui-même. L’écrivain excelle alors dans ce que la rhétorique classique, depuis l’homérique bouclier d’Achille, appelle l’ekphrasis (description d’une œuvre d’art). Mieux encore, le graphisme se ramifie, pullule, de feuille en feuille : « Les images avaient tendance à s’emboiter les unes dans les autres, de sorte que, chaque fois que vous pensiez avoir trouvé l’unité la plus vaste, vous découvriez, en ajoutant d’autres panneaux, une superstructure supérieure.» Ici, l’œuvre devient, plus que figurative, allusive et symbolique, cryptique et métaphysique.
Nous tairons les déboires amoureux du galeriste enquêteur, la maladie mortelle du flic retraité qui reconnaît les portraits d’enfants assassinés pour lesquels d’anciennes enquêtes n’ont apporté aucune solution. Toutes péripéties racontées avec un talent honnête, sans guère de concision et avec une dynamique narrative parfois exsangue, parfois entraînante… C’est la rançon commune du thriller, même réussi… Nous avions imaginé juste lorsque l’on apprend que les collectionneurs, qui raffolaient déjà de la chose, sont plus encore affriolés au bruit selon lequel l’artiste serait un violeur multirécidiviste. Hélas peut-être, Victor Crack ne sera pas le coupable. Mais celui qui prend sur son dos et en sa création ce qu’un ami déglingué a commis. Laissons le lecteur dans l’expectative quant au destin des personnages ou se précipiter sur le dit thriller dont seules quelques dizaines de pages nous intéressent vraiment. Ce qui après tout n’est pas un mince compliment. Nul doute qu’un médiocre film sera tiré de ce roman. A moins que… On se prend à rêver de réécrire le livre, de le faire parvenir à la qualité d’œuvre d’art qu’il aurait pu être en son entier…
Un crime est-il plus beau s'il est commis par un artiste ? Ce en quoi la responsabilité de l’artiste se voit être, non celle du péché, mais de son poids sur le monde qui en est alors innervé. Cette conception serait proche du mythique péché originel des chrétiens… Et si l’on se penche un peu plus avant dans le mystère des dessins féerico-démoniaques, peut-être redevables de l’art brut, c’est toute l’interrogation du rapport entre le mal et l’œuvre d’art qui nous explose à l’entendement. Faut-il commettre de vrais crimes pour en traiter dans une vraie œuvre d’art ? Les fantasmes de l’artiste sont-ils la condition de l’art ? Figurer le mal et le mêler à l’angélique, est-ce y trouver son origine ou augmenter son abomination ? Est-ce le perpétrer en intention ou en acte, est-ce en être le prosélyte, est-ce « catharsis », cette purgation des passions définie par Aristote, mise en œuvre par Eschyle ou Racine… Peut-on être bon tueur et donc mauvais artiste, ou tueur infâme et excellent artiste? On pense ici bien sûr au splendide, analytique autant que narratif - et d’une autre trempe stylistique - texte de Thomas de Quincey : De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts. Doit-on alors considérer comme une œuvre d’art les meurtres de Victor Crack ? Si c’est bien lui qui les a commis…
Pire encore, on peut se demander dans quelle mesure l’art n’est-il pas le papier hygiénique sur lequel nous essuyons nos bassesses, nos vices, nos crimes et désirs de crimes. C’est peut-être la fonction de ces feuilles stockées pendant quarante ans dans des cartons par Victor Crack, dont le nom dit assez la drogue, artistique ou meurtrière qui le mène. Caravage était peintre autant que criminel, Gesualdo madrigaliste autant que meurtrier. Que je sache ni Robert Pobi ni Jesse Kellermann n’ont fait de mal qu’à quelques mouches… Mieux vaut un romancier qui invente de belles exactions en en étant l’auteur sur le seul papier. Mais la tentation de les réaliser in vivo est peut-être un palier supplémentaire de l’art, si l’on croit que l’humanité est au service de l’art et non le contraire. Pente éminemment dangereuse…
L’on peut s’étonner que ce roman ait mis 25 ans à traverser l’Atlantique. D’une impeccable construction et d’un suspense de bon aloi, il ne fait en rien regretter de s’être laissé piéger dans ses 768 pages, au contraire. Tom Bishop est un enfant plus que dérangé qui finit par assassiner sa mère. Enfermé dans un hôpital psychiatrique, il s’en échappe, jeune homme « d’une intelligence supérieure » subtilisant l’identité d’un compagnon dont « il détruit le visage». Il est donc mort pour le monde, introuvable ; sa véritable identité n’est connue que de lui seul, et du lecteur… Très vite, il libère ses pulsions sauvages, sa certitude de devoir venger et sauver l’humanité en éradiquant des proies féminines qui sont pour lui le réceptacle et la source du mal. Il peaufine alors, de la Californie à New York, en passant par la Floride, un voyage transcontinental semé de femmes dont il ouvre et découpe les corps. Bien sûr, la police déploie un impressionnant arsenal local et national, mais le duel va se jouer entre Tom Bishop et un journaliste d’investigation, tenace et presque inquiétant : Adam Kenton. Suivant tour à tour les deux protagonistes, la narration est précise et rigoureuse, riche et palpitante. Bishop, aux prises avec « une lutte pour la suprématie au niveau le plus élémentaire de la nature humaine : le meurtre », est « le Pouvoir ». Kenton vise lui la suprématie journalistique, évoluant dans le monde de l’édition et de la politique, dénichant au passage des scandales, dont celui d’un ambitieux gouverneur qui tente de profiter de l’effroi suscité par le « meurtrier total » et déjà légendaire pour militer en faveur de la peine de mort et surtout pour favoriser son ascension. Le roman policier s’ouvre alors, et ce d’une manière très cohérente, au roman de mœurs, à la satire politique, non sans une écriture analytique et généreuse en métaphores signifiantes. Sans compter que l’on se trouve en présence d’une sorte de chainon manquant entre Jack l’éventreur, Le Dalhia noir de James Ellroy et l’Annibal Lecter du Silence des agneaux de Thomas Harris, ces constituants irréfutables de ce mythe aujourd’hui si prisé du serial killer, voire d’un écho à ce magnifique éloge paradoxal : De l’assassinat considéré comme un des Beaux-arts de Thomas de Quincey…
Thierry Guinhut
La partie sur Stevens est parue dans Le Matricule des anges, juin 2009,
Jonathan Lethem : Chronic city, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Francis Kerline, L’Olivier, 492 p, 23 €.
Jonathan Lethem : Forteresse de solitude,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Adèle Carasso et Stéphane Roques,
L’Olivier, 684 pages, 23 €.
Pour qu’un cinéaste aussi étrange, voire paranoïde, que Cronenberg[1] (La Mouche, ExistenZ) adapte un livre, il faut qu’il soit aussi remarquable que Crash de Ballard[2]. Préparant un film surAlice est montée sur la table, petit roman farfelu, entre Lewis Carroll et la physique quantique, il attire notre curiosité sur Jonathan Lethem qui, après Les Orphelins de Brooklyn, élargit sa passion pour la ville de New-York avec deux ambitieux romans : Chronic Cityet La Forteresse de solitude.
Porté par « les gaz d’échappement de son ancienne célébrité évanescente » d’«enfant-star », Chase reste aimé du public pour son « charisme moyen », et surtout pour être l’amoureux de Janice, « l’Américaine piégée en orbite avec les Russes, l’astronaute qui ne pouvait pas rentrer ». Notre narrateur est un oisif, un doux loser, une voix pour des DVD qui exhument des succès oubliés, lorsqu’il rencontre Perkus, critique de rock et de ciné underground, collectionneur au physique de tortue, à l’intelligence pénétrante, aux joints fumeux… Devenu son mentor dans le cadre d’un roman d’initiation à la cité new-yorkaise, il est celui qui maîtrise la « realpolitik relationnelle de la persuasion », son « ami », son « cerveau ». La chronique urbaine se confond alors avec une traversée de l’histoire du cinéma et des médias. Le tournoiement du rock, des acteurs et réalisateurs mythiques, de la contre-culture, change la ville en une vaste explosion culturelle fantasmatique.
Chase découvre alors en New-York des présences troublantes : laconiques dealers ou SDF, « aigles nicheurs », un « gargantuesque tigre échappé » qui serait à l’origine de l’effondrement d’immeubles entiers, à moins d’un complot de la Mairie… Parmi les milieux de l’argent, de l’art et du pouvoir, il assiste aux « réinventions de sa personnalité ». Un « nuage chocolaté » le propulse à la limite du fantastique, tandis qu’un archipel de personnages, radiographiés par la plume précise de Lethem, gravite autour de Perkus : Richard, assistant du Maire, Georgina, sa maîtresse, Oona, autobiographe de célébrités et bientôt amante de Chase ; alors que Janice, du haut de sa station orbitale, lui écrit des lettres d’amours pathétiques et cancéreuses, entre élégie mélo et science-fiction… Un acupuncteur tente de lutter contre les migraines éléphantesques de Perkus, que seule la quête d’un messianique Marlon Brando -bien que mort que mort- saurait guérir.
À moins que notre anti-héros parvienne au « lieu parfait, réel, où le manteau ténébreux et loqueteux de l’illusion se dissipait », évidente épiphanie platonicienne qui est le but de l’écrivain. Se réunir pour tenter des enchères sur Ebay est soudain le moyen d’approcher un « chaldron », sans jamais en devenir l’acquéreur. Jusqu’à ce que, lors d’une réception chez le Maire -et d’une page d’un lyrisme absolu- la pure beauté de la céramique ancienne les subjugue tous, prélude à l’assomption tragique des destinées… N’est-ce qu’un « graal de jeu vidéo » une illusion produite par l’artiste de « Yet another world » ? Chase n’en sera pas pour autant débarrassé de sa dérive amoureuse, de sa psychose du complot…
Le moindre des talents de ce roman foisonnant, autant sociologique (où personnalités et objets sont également soumis aux enchères) qu’onirique, n’est pas d’être animé par les démons de la métaphore : l’une est « Eve, née d’une côte arrachée à Manhattan », quand l’autre est « décapsulée par le désir cru », le joint est comparé à une « hostie descendue d’en haut dans des mains suppliantes », cette métaphore qui, selon Proust, peut donner « une sorte d’éternité au style ». Le Maire « était une sorte de bonde d’évier gravitationnelle qui siphonnait les espoirs des autres hommes », Oona entraîne Chase dans le « puits d’anti-lumière » d’un artiste, Perkus lui permet de voir « la fleur du cerveau »… Voilà un roman de société volontiers satirique, mais qui prend toute sa dimension lorsque l’on aborde cet objet romanesque non identifié comme une lévitation parmi les individus, au-dessus d’une ville magique aux potentialités métaphysiques.
Passionnés de super-héros, deux gosses enfermés dans leur Forteresse de solitude deviennent les symboles d’une génération américaine.
Franchissant la porte de la première partie, le lecteur entre parmi les petits pavés méticuleusement plantés de ce qui apparaît d’abord comme le couloir d’une lente forteresse. Nous sommes en effet enfermés dans la perception qu’un jeune enfant, mais avec le langage d’un écrivain bien adulte, a de son milieu familial et plus exactement urbain, quoique Brooklyn soit réduit pour lui à une rue. A cinq ans, lorsque ses parents aménagent, Dylan devient un observateur silencieux d’un monde étroit, qui a néanmoins, sa faune, ses règles, sa délinquance. Il n’a pas d’abord réellement conscience de sa différence : blond et blanc quand ses condisciples de trottoir et d’école publique sont tous noirs ou portoricains. Le rythme narratif paraît mimer la personnalité timide et circonspecte, attentive aux détails plus ou moins anodins, du jeune impétrant, et le lecteur frôlerait la sensation d’ennui, malgré toute la maîtrise d’un auteur qui nous est connu par un bref et amusant récit mêlant merveilleux enfantin et physique théorique, Alice est montée sur la table, puis le roman d’un agité de « troubles obsessionnels compulsifs » aux éruptions verbales incontrôlées : Les Orphelins de Brooklyn.
Pourtant la forteresse du livre a pris le lecteur dans le labyrinthe intérieur du cerveau de Dylan. Comme si par la soigneuse magie de l’écriture nous étions devenus cet enfant regardant le monde s’élargir. Avec lui nous découvrons les personnalités déroutantes de sa mère, gauchiste forcenée, prosélyte de la mixité sociale, antiraciste frénétique, qui envoie son fils grandir dans la rue, et de son père, isolé dans la tour d’ivoire de son atelier, où dorment les nus jadis peints et abandonnés au profit d’interventions minimalistes sur des photogrammes… Avec lui surtout, nous rencontrons celui qui va briser sa solitude et devenir son ami et mentor : Mingus, un métis, dont le père est une ancienne pop-star férue de cocaïne, et qui, bientôt signera les rues de son tag : « Dose »..
L'on pourrait craindre le pire pour ces modestes héros auxquels nous sommes maintenant fermement attachés, surtout lorsque Dylan, abandonné par sa mère, n’a qu’un père peu à même d’assumer ses responsabilités. Mais ni les dangers ni le réalisme ne parviennent à barrer la route au merveilleux qui imprègne la ville et les rapports entre les gosses. Nous louvoyons entre Dickens, Lewis Carroll et « Les Quatre fantastiques ». Mingus est en effet un initiateur sans pareil, introduisant Dylan parmi les comics bourrés de super-héros et les arcanes exubérants des graffitis, puis le hip-hop et la soul music, mais aussi le crack, cette peste contemporaine… Univers fascinants, malfaisants et finalement magiques de la culture des années 70 et 80. De même l’écriture de Jonathan Lethem s’enrichit, s’irise d’allusions et de poésie. Et la moindre métamorphose n’est pas celle où, à l’occasion de la troisième partie, Dylan adulte peut devenir son propre narrateur, partir à la recherche de son ami perdu dans le souvenir, puis l’auteur d’un film à réaliser : « Les Prisonaires ». Car Mingus, « éclaireur d’une génération destinée à la taule » ne sortira guère de prison, sinon pour donner un rein à son père. Sa « forteresses de solitude » n’est pas le repaire de Superman. Hélas, notre Dylan non plus n’a pas les super-pouvoirs de ses anciens héros : il ne pourra sauver la mise de son ami, même par l’entremise de son art ; et probablement, malgré les talents de poète urbain de Lethem, faut-il reconnaître que dans cette partie, sa personnalité est moins attachante, moins sidérante…
Entre bas-fond de Brooklyn et Université de Berkeley, entre meurtre et rédemption, un roman déducation et une autobiographie de trente ans peuvent introduire une note d’espoir par l’enfance dans un désastre social et racial, et a trouvé sa place peut-être incontournable dans la littérature américaine.
Article publié dans Le Matricules des Anges, janvier 2011
Un chien aéronaute est-il lecteur idéal de Pynchon ? Tournant les pages « en se servant de sa truffe ou de ses pattes », Pugnax, choqué par les « excès du comportement humain », est absorbé dans un Henry James ou dans un « roman-feuilleton de Monsieur Eugène Sue », quoiqu’il préfère les « récits sentimentaux consacrés à sa propre espèce »… Il faut en effet à celui qui se plonge au long cours dans un volume de Pynchon prendre de la hauteur, faire preuve d’une patiente délicatesse et peut-être porter un jugement moral sur ces excès trop humains. C’est ainsi que notre auteur prend avec Contre-jour une inconcevable distance avec l’humanité.
Voilà en effet un écrivain dont la discrétion est inversement proportionnelle à l’ampleur de ses livres. Jugez-en : quatre romans aux dimensions sommitales, deux romans moins abondants (La Venteà la criée du lot 49 et Vineland) qui sont justement ceux dont la dynamique narrative rend l’abord le plus aisé ; et un homme dont on ne connaît qu’une romantique photo de jeunesse, puis plus rien. Pynchon est le disparu le mieux gardé, par son éditeur, par on ne sait quelle agoraphobie, par une concentration à toute épreuve. C’est un peu l’introuvable écrivain Arcimboldi recherché par les critiques dans 2666 de Bolano.
Comme ce dernier personnage au nom évocateur, Pynchon affectionne le composite. S’il se consacre dans Contre-jour à dresser un tableau de la Belle Epoque, il est pour le moins polymorphe. On paraît tout d’abord entrer dans une parodie de roman d’aventure (voire de comics) pour peu à peu prendre conscience qu’il s’agit d’un cinémascope de plus grande ampleur. A bord du dirigeable « le Désagrément », le groupe des « Casse-cou » mené par le commandant Randolph St. Cosmo veille au cours d’un joyeux rassemblement d’aéronautes sur la sécurité de l’Exposition Universelle de Chicago de 1892, menacée par d’éventuels attentats anarchistes, avant de repartir vers d’autres aventures. Pendant ce temps, les poseurs de dynamite s’affairent parmi les rails qui traversent les Rocheuses, là où les propriétaires de mines exploitent les ouvriers. On aperçoit alors le squelette du livre, lorsque le mineur anarchiste et dynamiteur, Web Traverse, est assassiné par Deuce Kindred et Sloat Fresno, deux sbires de Scardale Vibe, richissime magnat de l’électricité qui a repéré les qualités exceptionnelles d’un de ses fils Traverse et lui a offert une bourse pour étudier et travailler à son service, voire devenir son héritier prodige. D’où l’obsession vengeresse qui poussera deux fils, Franck et Reef, à courir le monde. Sans compter Lake, leur sœur, qui tombe amoureuse de Deuce. On devine la cornélienne tragédie. Au-dessus de ce squelette, flotte, comme une sorte de crâne céleste, le dirigeable énigmatique des « Casse-cou » dont on ne sait s’ils sont employés comme policiers ou espions scientifiques, ou comme aimants romanesques. Leurs aventures sont d’ailleurs lues par quelques personnages. Plusieurs filons de chair s’entrecroisent entre des dizaines de personnages satellites, des vies et des voyages, abandonnés et repris, balayant l’univers narratif de Pynchon, tout cela écrit avec une imparable séduction encyclopédique, dans le grand écart stylistique qui le caractérise, entre (pour reprendre les lectures de Pugnax) Henri James et Eugène Sue. Mais, me direz-vous, ou se trouve le cerveau de ce roman en constellation ?
Outre l’évident conflit perpétuel entre le fanatisme anarchiste et un capitalisme qui ne connaît du libéralisme que la liberté d’opprimer par rapacité -peut-être caricatural- et sa dimension partiellement prémonitoire de la première guerre mondiale, le véritable moteur romanesque est la lumière. Dans sa version scientifique d’abord, puisqu’au-delà de Kid étudiant en électricité, on rencontre un photographe, un inventeur, Nikola Tesla, chercheur en phénomènes électriques et rival de Thomas Edison, et Yasmina la mathématicienne russe qui sera l'amante conjointe de Reef et d'un espion homosexuel. La « Ruée vers le rayon » conflue avec la ruée vers le pouvoir capitaliste. De plus, dans sa version irrationnelle, la lumière attire maints religieux sectaires et délirants, « Ethéristes », chamans, alchimistes, mangeurs de lumière, attrapeurs de boule de foudre parlante et autres fous de mythes nordiques relatant des expéditions maritimes vers des pierres magiques ou vers le vide (« un résidu vaporeux de la création du monde »). Les expéditions aériennes à but scientifico-magique des « Casse-cou » répondent ainsi aux élucubrations des chercheurs de quatrième dimension et de « tradition fantomale » violemment confrontés aux rationalistes. Un peu comme V, Contrejour est une quête, celle de la lumière et de son énergie, autant physique et mystique qu’universelle, jusqu’à la promesse de la « grâce finale », familiale, sociétale, à bord d’un « Désagrément » propulsé par la lumière « devant la gloire de ce qui vient ». Au-delà de la catastrophe de 14-18, un clair d’utopie s’élève dans l’imaginaire…
A soixante-dix ans, cette icône invisible du postmodernisme -au sens où il réinvestit le passé avec toutes les libertés de la fiction- met en scène des curieux, des entreprenants, des inquiets, des rêveurs, des ratés, des révoltés, voire des paranoïaques, qui veulent étendre leur connaissance de l’univers, ou le détruire pour le sauver par « un fanatisme dément », tous personnages auxquels le lecteur ne s’attache pas forcément, faute d’une sorte d’empathie que manquerait de leur insuffler notre auteur. Hors la prise en charge d’une vaste époque (entre 1893 et l’après première guerre mondiale) l’atomisation des personnages, le temps à plusieurs dimensions et la dispersion géographique (du Colorado à Venise en passant par Göttingen, l’Angleterre et la Sibérie) peuvent laisser perplexe quant à la cohérence du roman, sinon celle de brasser la totalité du monde, depuis les motivations de la nature humaine jusqu’aux sciences exactes et inexactes : alchimie, électricité, mathématiques, tous les phénomènes associés à cette lumière qui traverse le roman de bout en bout, d’où le titre et ceux des parties, en particulier ce « spath d’Islande » qui a la propriété de diviser les rayons, peut-être dans les directions antagonistes du progrès technique et des illuminismes débridés, et donc d’expliquer le titre. C’est ainsi que se multiplient les perspectives métaphoriques, parmi lesquelles l’entropie chère à l’auteur de L’Arc en ciel de la gravité. Nous sommes donc loin du strict roman historique, mais plus exactement dans la métafiction historique et scientifique, avec ce qu’il faut de littérature populaire, de merveilleux paranormal, de roman d’aventure pour adolescents, de traité de physique et de mathématique, voire dans la science-fiction, à la lisière du Gordon Pym d’Edgar Poe, de l’Icosaméron de Casanova et de Philip K. Dick, ou comme à l'occsion d'un voyage intraterrestre d’un pôle à l’autre qui serait une sorte de Jules Verne féerique.
Pynchon, qui se veut aussi riche que le mystère de l’univers, sait faire entrer en lévitation romanesque, du haut de son dirigeable, le pathétique des pauvres hères, aigrefins et émigrés, autour de gigantesques abattoirs ; le grotesque des savants « Ethéristes » à la poursuite de la lumière et de ses applications industrielles ou pseudo-scientifiques. De plus, entre ellipses et mises en abyme vertigineuses, un lyrisme intense traverse les pages, lors de descriptions du continent américain (en écho à Mason & Dixon) des îles et des villes, lorsque par exemple il compare « le ballet incessant des glaces » à une « Venise de l’Arctique » point de départ d’un réseau stylistique et romanesque virtuose et saupoudré d’ironie. On lira de vrais morceaux de bravoure à l’occasion de la prise d’un nunatak arctique « doté d’une conscience mais également d’un dessein ancien » qui dévastera une ville, ou à l’occasion d’un bled dément où Reef Traverse va chercher le cadavre de son père : un pandémonium du péché, une « Lourdes du licencieux »…
Lire un roman de Pynchon, c’est peut-être observer le monde avec une certaine froideur scientifique, mais l’observer, grâce à la biréfraction de son spath d’Islande, dans toutes ses dimensions de réels et d’imaginaires multipliés : un show romanesque à grand spectacle et scintillant, saupoudré de chansonnettes, fascinant. Lorsque les portes de la perception pynchonienne se sont pour nous déployées, rarement avons nous à ce point la sensation d’être un lecteur gourmant et intelligent…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.